Kevin PERRIN, directeur du CIO de Nancy, secrétaire de l’Association Nationale des DCIO et Bernard Desclaux, DCIO honoraire, membre du GREO et du CICUR
La consultation nationale interroge les différents acteurs de l’orientation à propos de la gouvernance qui notamment, résulte de la loi de 2018. Proposons quelques remarques et surtout élargissons l’approche en amont de cette loi qui participe à une évolution plus globale.
Interrogations sur la gouvernance
Commençons par deux définitions de ce terme : « De l’anglais governance, le terme « gouvernance » désigne un ensemble de décisions, de règles et de pratiques visant à assurer le fonctionnement optimal d’une organisation, ainsi que les organes structurels chargés de formuler ces décisions, règles et pratiques, de les mettre en œuvre et d’en assurer le contrôle. Le concept de gouvernance s’applique à tous les niveaux d’organisation : privé et public, local, régional, national, international, mondial… »[1] L’accent est mis ici sur la complexité pragmatique.
Une deuxième insiste sur l’implication des acteurs : « La gouvernance est l’ensemble des règles et des processus collectifs, formalisés ou non, par lequel les acteurs concernés participent à la décision et à la mise en œuvre des actions publiques. Ces règles et ces processus, comme les décisions qui en découlent, sont le résultat d’une négociation constante entre les multiples acteurs impliqués. Cette négociation, en plus d’orienter les décisions et les actions, facilite le partage de la responsabilité entre l’ensemble des acteurs impliqués, possédant chacun une certaine forme de pouvoir. »[2]
Le terme désigne donc un objet particulièrement complexe et aux frontières floues.
Jacques Chevallier introduit l’idée de modification des méthodes de l’exercice du pouvoir. « la logique de la gouvernance affecterait en tout premier lieu l’État, en remettant en cause ses modes d’emprise sociale et, au-delà, les assises de son institution ; la substitution aux techniques classiques de « gouvernement » des méthodes nouvelles de « gouvernance » serait indissociable d’un ébranlement plus profond d’un modèle étatique, emblématique de la modernité. »[3]
Jan Spurk insiste sur l’introduction de la société civile, affaiblissant les contours de l’État. « La gouvernance est, depuis les années 1980, devenue un des mots-clés du fonctionnement des institutions, des entreprises, mais également de la vie politique. Elle n’est pas seulement considérée comme l’alternative à la conjonction des dysfonctionnements des régimes bureaucratiques, aussi bien dans les entreprises que dans les institutions. Elle valorise également la « société civile » et elle prétend être la solution des problèmes d’efficacité et de légitimité des gouvernements sur les plans nationaux, régionaux, locaux et internationaux. »[4]
L’apparition du terme dans l’EN
L’utilisation du terme de gouvernance est apparue dans les milieux hiérarchiques de l’EN à la fin des années 90. C’est, sans doute, l’effet des lois de décentralisation et de déconcentration. Le pouvoir central en les promulguant s’est affaibli comme unique organisateur. Désormais, l’efficacité du pouvoir central dépend de ce qui s’organise à différents étages. L’illusion du contrôle absolu est tombée. Mais à l’époque, le terme de gouvernance désigne ce qui se passe essentiellement au sein de l’EN.
Au fur et à mesure, des compétences étatiques, centralisées, ont été d’une part transférées aux collectivités territoriales (département et région), et d’autre part, furent créées de plus en plus de compétences inter ou multi ministérielles. Les silos ministériels devaient travailler ensemble ainsi que les acteurs de terrain.
Autrement dit, pour ce qui concerne l’orientation, elle se trouve soumise ou dépendante de plusieurs « gouvernances » : du ministère, mais aussi de l’État au titre de l’orientation tout au long de la vie (qui dépasse le champ de l’EN), de la région comme coordinatrice du SPRO, mais aussi depuis 2018, responsable de l’information sur les métiers et les formations… Ajoutons la nouvelle politique de l’État : réduire les services publics tout en développant d’autres acteurs pour réaliser ces services : le financement d’associations (telles que Article 1) et de nouvelles entreprises ou dispositifs numériques (payant éventuellement) par la pratique des PIA (Programme d’investissements d’avenir) ou le développement de « start-up d’État »[5].
Au début des années 2000, les DCIO étaient convoqués par le préfet à des réunions pour tenter de coordonner divers dispositifs. Ils rencontraient le même problème que dans les années 90, durant lesquelles la politique des partenariats se développait : le DCIO ne peut que s’engager personnellement, en aucun cas il ne peut engager le CIO et ses personnels.
Les évolutions générales, un nouveau cadre de fonctionnement de l’État
Il y a eu très nettement un avant et un après 2017 dans plusieurs domaines que l’on peut résumer ainsi.
Agir avant de réfléchir
Jusqu’en 2017, suivant la logique de déconcentration, les Rectorats recevaient la plupart des directives avant leur publication officielle et avaient le temps de préparer leur application en fonction des spécificités académique et départementales, élaborer des documents d’accompagnement, des formations, etc. Dans la plupart des cas, des consignes académiques et des ressources étaient diffusées en complément du (et en même temps que le) texte national. La temporalité permettait alors de travailler « à n-1 » en préparant la rentrée suivante.
Après 2017, un nouveau rythme a été imposé aux administrations. La chronologie de mise en œuvre de Parcoursup en est un bon exemple. En remplacement d’APB, la plateforme Parcoursup a été ouverte au public le 15 janvier 2018. En amont, tout un travail de paramétrage des formations a dû être fait durant plusieurs mois par les SAIO, en lien avec les établissements du secondaire et du supérieur. Or, le décret de création de Parcoursup date du 11 mars 2018[6], soit plus d’un mois après la formulation des premiers vœux par les candidats. La procédure a donc été mise en œuvre plusieurs mois avant sa création officielle. Autre fait étonnant, il faudra attendre le 19 juin 2018 pour que soit officialisée la création, au sein du ministère chargé de l’enseignement supérieur, « d’un service à compétence nationale dénommé « Parcoursup »[7] ». La loi instituant Parcoursup a donc été votée après sa mise en œuvre. Les textes officiels, théoriquement prévus pour apporter un cadre et des directives, n’ont eu d’autre utilité ici que de régulariser des faits.
Malheureusement, cette nouvelle temporalité a supprimé une étape essentielle d’opérationnalisation qui permettait à chaque académie d’identifier les éventuelles difficultés et d’ajuster les règles avant la mise en œuvre. On est passé d’un ajustement a priori, par le biais des instances représentatives et les échanges avec les acteurs de terrain, à un ajustement a posteriori, visant à résoudre les difficultés au fur et à mesure, sans anticipation.
Une déresponsabilisation des niveaux supérieurs
« Dans son discours au haut encadrement du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Elisabeth Borne […] a fixé une nouvelle méthode fondée sur la confiance et la responsabilisation à tous les niveaux du système éducatif » peut-on lire dans un post LinkedIn de Boris Melmoux-Eude, DGRH du Ministère. Ce même message débute par : « notre système éducatif ne doit plus être un carcan descendant. Cette époque est révolue : j’attends de vous des solutions concrètes, des actions mesurables et des avancées tangibles dans vos territoires ».
« L’ancienne méthode », du moins celle en vigueur à l’arrivée d’Elisabeth Borne rue de Grenelle, ne semblait pourtant pas si différente. Mises en place alors qu’elle occupait les fonctions de Première ministre en septembre 2022, les PPG (pour « Politiques Prioritaires du Gouvernement ») se fixent l’objectif de « transformer profondément l’action publique et débureaucratiser »[8], mais comment ?
Pendant longtemps, les grandes lignes de fonctionnement de l’administration consistaient à publier des textes à mettre en œuvre sur le terrain, avec obligation de moyens, mais pas de résultats. Si les résultats étaient mauvais, c’est que le texte n’était pas bon. Les acteurs du terrain faisaient au mieux et si ça ne fonctionnait pas, c’était la faute du Ministère.
Depuis 2017, les directives ne souffrent d’aucune critique constructive, le national est infaillible et, par conséquent, si la mise en application des textes n’est pas bénéfique, c’est la faute de l’académie. C’est la pleine expansion du New Management. Les chiffres de chaque académie et départements sont partagés chaque jour aux Recteurs et Dasen avec l’idée de “comment se fait-il que “vous” n’ayez pas des bons chiffres alors que “telle académie/département” y arrive”. Le benchmarking, la comparaison systématique des acteurs, permet ainsi la déresponsabilisation de l’étage supérieur.
Une responsabilisation totale des usagers
Enfin, que ce soit via la communication autour de la transparence de Parcoursup, des nouveaux outils d’accompagnement (Horizon 21, la plateforme Avenir, l’intelligence artificielle), ou encore les « compétences à s’orienter », le discours tend vers une responsabilisation totale des élèves et des familles : “vous avez toutes les clés en main pour « réussir » votre orientation, si vous échouez ce sera uniquement de votre faute” ; sans que soient remis en question les facteurs externes que sont les procédures d’orientation et d’affectation, la ségrégation sociale à laquelle concourent les établissements privés, et l’ensemble des déterminismes sociaux, territoriaux et de genre qui sont mis en cause par de nombreuses études pour leur influence sur les choix d’orientation.
Des ressentis différents
Avec le statut de PsyEn, les DCIO ont perdu leur statut qui les différenciait des conseillers d’orientation-psychologues. Ils sont un PsyEn ayant une fonction de direction. Impliqués de plus en plus dans divers dispositifs, ils participent à de nombreuses réunions dans lesquels ils côtoient d’autres acteurs d’horizons très différents, et de niveaux hiérarchiques également différents. Cette situation peut avoir bien des conséquences et être ressentie de différentes manières.
On peut avoir une forme d’euphorie. Cette multiplication de sollicitations est une forme de reconnaissance de leurs compétences, une reconnaissance professionnelle, mais aussi personnelle.
Mais il peut également y avoir un versant négatif. Cette multiplicité des situations, des déplacements et la charge mentale est épuisante. Pour certains, la faible rémunération ne vaut pas cet investissement peu limité.
Ces activités éloignent le directeur de son/ses CIO et des personnels tant sur le plan physique que professionnellement. Les préoccupations s’éloignent. D’un côté, on remarque une responsabilisation des personnels tant administratifs que techniques. Mais d’un autre le pilotage des équipes est difficile.
Cette situation peut être une ressource importante. Le DCIO peut permettre une compréhension élargie de l’orientation, des évolutions générales de fonctionnement, des différents points de vue. Mais il peut également rencontrer un désintérêt de la part des personnels. Rien n’est gagné.
Interprétations sociologiques
On peut proposer diverses approches pour comprendre.
Depuis les années 80, on utilise la théorie stratégique de Michel Crozier, et notamment la notion de marginal-sécant. Le Psyen est un marginal-sécant, il est à la fois dedans-dehors par rapport à l’établissement. C’est un avantage stratégique pour le PsyEn, mais pour l’établissement, les établissements, il peut être ressenti comme dangereux. Il est en effet en capacité de divulguer des secrets, des particularités à protéger. Aujourd’hui il en est de même pour le DCIO. Étant impliqué dans divers dispositifs, il peut enrichir les débats, impulser, coordonner des actions partenariales et développer des synergies. Cependant, dans de nombreux contextes où les parties engagées cherchent à s’approprier les bénéfices, il peut être ressenti comme un danger.
Il est possible d’utiliser une autre théorie, notamment la théorie de la traduction élaborée par Michel Callon et Bruno Latour. Le DCIO par cette multitude d’activités se trouve en rapport avec plusieurs Mondes. Il peut alors être en position de traducteur. Il peut essayer de traduire aux uns et aux autres les positions mutuelles incompréhensibles la plupart du temps. Mais ce travail de traduction se surajoute à la simple participation aux situations, et il n’est pas certain que les uns et les autres réclament et acceptent cette traduction. Le messager risque sa peau, parfois.
Dans le cadre de la « concertation nationale sur l’orientation », la gouvernance occupe la première place dans les questions posées par le Ministère. Cependant, le sujet y est traité uniquement sous l’angle du partage de compétences entre l’État et les régions, et les questions que nous soulevons ici ne semblent pas entrer dans le champ de leurs préoccupations.
[1] Anonyme. (20 juin 2018). Gouvernance : définition, objectifs, principes, volet social et sociétal. https://youmatter.world/fr/definition/gouvernance-definition-objectifs-principes-volet-social-et-societal/
[2] Isabelle Lacroix et Pier-Olivier St-Arnaud. (2012). La gouvernance : tenter une définition. Cahiers de recherche en politique appliquée Vol. IV, Numéro 3, p 19-37. https://www.usherbrooke.ca/politique-appliquee/fileadmin/sites/flsh/politique/documents/cahiers/Vol4-no3-article2.pdf
[3] Jacques Chevallier. (2003). La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? Revue française d’administration publique. La réforme de l’État et la nouvelle gestion publique. /1 no 105-106. Pages 203 à 217. https://shs.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2003-1-page-203?lang=fr
[4] Jan Spurk. (2016). La gouvernance ou le règne de la raison instrumentale. L’Homme & la Société. La gouvernance entre promesses de futur et aliénation présente. /1 n° 199. Pages 21 à 46. https://shs.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-1-page-21?lang=fr#re1no1
[5] https://www.associations.gouv.fr/qu-est-ce-qu-une-start-up-d-etat-l-exemple-de-beta-gouv-fr.html
[6] https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000036700243/2018-03-11/
[7] https://www.education.gouv.fr/bo/18/Hebdo26/ESRA1811841A.htm
[8] https://www.modernisation.gouv.fr/territorialiser-laction-publique/piloter-les-politiques-prioritaires-du-gouvernement